Programme Interdisciplinaire d'Etudes Catholiques

Mercredi 4 juin 2003 La Liberté p. 11 Par Patrice Favre

Soutenus, les handicapés ? "Mais jamais ils n'ont été aussi mal vus !"

Débat - Trop de handicapé sont éliminés avant la naissance, constate un professeur de Fribourg. Il dénonce une mentalité "utilitariste" qui menace aussi les personnes âgées.

Dans la Suisse des années 80, un bébé sur 650 naissait trisomique, en moyenne. Aujourd'hui, un sur 1300, la moitié moins. Les autres sont repérés avant la naissance et supprimés. Cette évolution inquiète Jean-Luc Lambert, professeur de pédagogie curati-ve à l'Université de Fribourg depuis 23 ans. Son institut - le seul de Suisse au niveau universitaire - forme des éducateurs spécialisés dans les soins aux handicapés.

750 étudiants suivent les cours, dont un tiers dans la section francophone de J. -L. Lambert. Suite à l'échec de la récente initiative, il dénonce les tendances lourdes de la société, qui menace aujourd'hui les handicapés, demain les vieillards.

A vous entendre, le nombre d'enfants handicapés devrait diminuer ? Jean-Luc Lambert : - Dans le cas des enfants trisomiques, qui peuvent être repérés par diagnostic prénatal, la diminution est nette. En même temps, la médecine sauve de grands prématurés qui restent parfois lourdement handicapés. Il n'y a jamais eu autant d'enfants polyhandicapés dans les institutions romandes. Avant ils mouraient. À cela s'ajoutent les handicaps liés à l'éducation, aux mauvais traitements, aux accidents.

L'élimination des trisomiques vous fait craindre un nouvel eugénisme ? - Je pense que l'eugénisme n'a jamais été aussi actuel, même si les méthodes et les critères ont évolué. Les nazis éliminaient les handicapés (puis les opposants politiques, les homosexuels, les juifs) pour défendre la pureté de la race. Aujourd'hui, la sélection est justifiée par le coût économique et la vision utilitariste de la personne. Et les méthodes sont plus soft : c'est le diagnostic prénatal, le choix du « meilleur » embryon après une fécondation in vitro, et la stérilisation des handicapés.

D'où vient ce nouvel eugénisme ? - Il s'appuie sur les discours d'un philosophe comme Peter Singer, très connu en Allemagne et dans les pays anglo-saxons. Professeur à Princeton, Singer mesure les souffrances des handicapés profonds et leur utilité pour la société, pour affirmer que leur élimination avant ou peu après la naissance ne doit plus être considérée comme un meurtre. Ce discours, c'est le coin enfoncé dans l'arbre, la destruction progressive de la notion de personne humaine.

Les valeurs dominantes de notre société - la compétition, la beauté et l'intelligence, le refus de toute souffrance - vont dans le même sens. Jamais la société n'a autant investi dans l'aide aux handicapés, et jamais elle a eu moins envie de les voir. Pour se donner bonne conscience, on parle d'intégration, on bâtit des structures sociales, mais on ne sait pas répondre à la question : à quoi servent ces personnes ?

Mais peut-on imposer aux parents de garder un enfant probablement handicapé ? - Non, le choix appartient aux deux parents, mais complètement informés. J'ai l'impression qu'ils ont très peu le choix. Tout se décide très vite et on les oriente vers l'avortement.

Quelles seraient les conditions d'un autre choix ? - Leur dire que les structures éducatives et les réseaux d'aide offrent un soutien inimaginable il y a 20 ou 30 ans. Dire aussi ce que nous voyons en pédagogie curative : il y a des handicapés heureux, des handicapés qui acceptent leur déficience (mais pas le regard de la société sur eux !), des parents qui reçoivent une force extraordinaire de leur enfant handicapé. Cela ne supprime pas les souffrances ni le deuil de l'enfant « normal ». Mais les parents qui veulent garder leur enfant handicapé doivent être davantage respectés.

Cette pression eugénique, d'après vous, s'exerce aussi sur les personnes âgées ? - Elle est même plus lourde. Les handicapés ont des associations très fortes, une visibilité sociale grâce au sport-handicap ou au mouvement para-olympique que n'ont pas les personnes très âgées.

Je préside le Conseil de santé du canton de Fribourg, qui vient de remettre un rapport sur les structures d'accueil en gérontologie. Consciemment ou inconsciemment, les pensionnaires des homes - la moyenne d'âge dépasse les 80 ans - n'entendent qu'un seul message : ils coûtent à leur commune, ils coûtent au canton et ne rapportent rien. Et le fait de vivre plus longtemps ne fait qu'alourdir la charge. Le personnel soignant et les directeurs se battent contre ce discours, mais il est le plus fort. Et il pousse à l'euthanasie.

D'autres sociétés valorisaient mieux les vieux… - Oui, faute d'un système social ils étaient obligés de rester dans les familles, ce qui était loin d'être idéal. Mais il y avait un capital de sagesse, des histoires et des racines qu'ils transmettaient et qui leur donnaient un sens.

PF

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